Ivan Sergueïevitch Tourgueniev (1818-1883), était un écrivain Russe.
Il est l’auteur de nombreux romans, nouvelles, et pièces de théâtres sur le thème du respect des droits de l’homme (sa critique du servage, encore en vigueur à cette époque là en Russie, lui vaudra un séjour en prison). Ce dernier à beaucoup voyagé en Europe (Berlin, Londres), et finit par s’installer définitivement en France à partir de 1857, ou il fréquente assidument les milieux littéraires. Il était notamment l’ami, de Gustave Flaubert et d’Emile Zola.
La nouvelle, »la caille, impression d’enfance », à été publiée pour la première fois en 1883. Cette dernière était intégrée au recueil « Souvenirs d’enfance ». Tourgueniev manifeste dans ce récit une grande sensibilité, et une compassion attendrie pour les animaux, que l’on retrouve dans plusieurs de ses poèmes.
La caille, impressions denfance
« (
) Mon père était un chasseur passionné. Dès que ses travaux lui laissaient un moment,- si le temps était beau, -il prenait son fusil, passait sa gibecière, sifflait son vieux Trésor pour aller chasser la caille et la perdrix. Il méprisait les lièvres -bons tout au plus, disait il dun air de mépris, pour les chasseurs à courre. Cétait là, avec les bécasses qui passaient en automne, tout le gibier quon rencontrait chez nous.
Mais les cailles et les perdrix étaient fort nombreuses; les perdrix surtout. En suivant la pente des ravins, on rencontrait à chaque instant les petits creux de poussière sèche où elles se blottissaient. Le vieux Trésor tombait aussitôt en arrêt; sa queue tremblait, la peau de son front faisait des plis mouvants ; et mon père pâlissait pendant quil relevait avec précaution le chien de son fusil. (
) Que naurais je pas donné pour tirer moi-même, pour tuer aussi des cailles et des perdrix ! Mais mon père mavait expliqué que je naurais pas de fusil avant lâge de douze ans, que mon fusil serait à un seul coup et que lon me permettrait seulement de tirer des alouettes.(
)
Une autre fois, je partis avec mon père pour la chasse; cétait la veille de la saint Pierre. A cette époque de lannée, les jeunes perdrix sont encore petites; mon père ne voulait pas les tirer, il entra dans un hallier de chênes, sur la limite dun champ de seigle où lon trouvait toujours des cailles. Comme il nétait pas commode de faucher dans ce hallier, lherbe y avait librement poussé depuis longtemps, ainsi que des myriades de fleurs, vesce, trèfle, campanule, myosotis, illet sauvage.(
) Tout à coup Trésor tomba en arrêt; mon père cria: « Pille ! » Sous le nez même de Trésor une caille partit en senvola. Mais elle volait dune façon étrange, culbutant, tournoyant, retombant à terre, comme si elle eût été blessée à laile. Trésor courut sur elle à toutes jambes
ce quil ne faisait jamais quand loiseau volait de son allure ordinaire.
Mon père ne pouvait tirer, craignant que le chien nattrapât du plomb. Tout à coup je vis Trésor faire un bond plus brusque et, crac, saisir la caille, quil apporta à mon père. Mon père la prit et la posa sur la paume de sa main, le ventre en lair. Je me précipitai vers lui.
« Quest ce quil y a ? Lui dis je ; elle était blessée ?
-Non, me répondit mon père ; mais elle doit avoir son nid avec des petits tout près dici, et elle a fait semblant dêtre blessée pour que le chien, pensant quil lattraperait facilement
-Et pourquoi faisait-elle cela ?
-Afin dattirer le chien loin de ses petits; après quoi, elle serait partie en volant à tire- daile. Mais cette fois elle a manqué son affaire; elle a trop joué la comédie et Trésor la prise.
-Alors elle nest pas blessée? Demandais-je encore.
-Non
, mais elle ne vivra pas
Trésor doit lui avoir donné un coup de dent.»
Je mapprochais pour voir la caille de plus près. Elle était immobile sur la paume de la main de mon père; sa tête pendait; son il noir me regardait de côté; et tout dun coup je fus pris dune grande pitié! Il me sembla que la pauvre bête me regardait et pensait: Pourquoi donc faut-il que je meure? Pourquoi? Nai-je pas rempli mon devoir? Jai essayé de sauver mes petits, dentraîner le chien plus loin, et me voila prise! Pauvre de moi! Pauvrette! Cela nest pas juste; non, cela nest pas juste!
« Papa! peut être quelle ne mourra pas! Mécriai-je en essayant de caresser la tête du petit oiseau.»
Mais mon père me dit:
« Elle mourra. Tiens, regarde: dans un moment, ses pattes vont se raidir, tout son corps tressaillira et ses yeux se fermeront. »
En effet les choses se passèrent ainsi. Quand ses yeux se furent fermés, je me mis à pleurer.
« Quest ce qui te prend? me dit mon père en éclatant de rire.
-Je la plains
répondis- je. Elle à fait son devoir, et on la tuée. Ce nest pas juste !
-Elle a voulu jouer au plus rusé, répliqua mon père; mais Trésor a été plus malin quelle.
-Méchant Trésor! pensai-je
(Et en ce moment il me sembla que mon père lui-même nétait pas bon.) Il ny a pas de ruse là dedans! Cest de lamour pour ses chers petits, et non pas de la ruse! Si elle était force de jouer la comédie pour sauver ses petits, alors il ne fallait pas que Trésor pût la prendre! »
Mon père voulait mettre la caille dans sa gibecière; mais je le priai de me la donner. Je la mis sur mes deux mains, je la réchauffais de mon haleine, espérant que peut être elle se réveillerait; mais elle ne bougea pas.
« Tu perd ton temps, mon ami, me dit mon père. Tu ne las ressusciteras pas. Vois- tu comme sa tête pend? »
Je soulevai doucement la tête par le bec; mais aussitôt que je le lâchai, elle retomba.
« Tu as toujours pitié delle ? Me dit mon père.
-Et qui nourrira ses petits?» demandai-je à mon tour.
Mon père me regarda attentivement.
« Ne tinquiète pas, me répondit-il; cest le mâle, cest le père, qui les nourrira. Mais attends
Voilà Trésor qui se met de nouveau en arrêt. Si cétait le nid?… Justement cest lui.»
En effet
Entre les tiges dherbes, à deux pas du museau de Trésor, japerçus quatre petites cailles qui se serraient les unes contre les autres le cou tendu; elles respiraient si vite quon aurait dit quelles tremblaient. Elles avaient déjà non plus du duvet, mais des plumes ; les queues seulement étaient encore très courtes.
« Papa! Papa criai-je à tue-tête
Rappelle Trésor! Il va les tuer aussi ! »
Mon père rappela Trésor et alla sasseoir un peu à lécart sous un buisson, pour déjeuner. Mais moi, je restai près du nid, en refusant de manger. Je tirai de ma poche un mouchoir blanc sur lequel je mis la caille
« Regardez pauvres orphelins! Voilà votre mère! elle sest sacrifiée pour vous.» Les petits, comme tout à lheure, respiraient rapidement, palpitant de tout leur corps.
Je mapprochai ensuite de mon père.
« Tu me fais cadeau de cette caille? lui demandai-je
-Si cela te fait plaisir
Mais que veux-tu en faire ?
-Je veux lenterrer.
-Lenterrer ?
-Oui, là, tout près du nid. Donne-moi ton couteau pour que je creuse sa petite fosse.
-Pour que ses enfants aillent prier sur sa tombe ? me dit mon père étonné.
-Non, répondis-je; mais cela me ferait plaisir. Elle sera bien là, à côté de son nid.»
Mon père chercha son couteau et me le donna, sans ajouter un mot. Je me mis aussitôt à creuser la petite fosse. Je baisai la caille sur la poitrine, je la plaçai au fond du trou, et je répandis de la terre dessus. Puis, avec le même couteau, je coupai deux petites branches que je dépouillai de leur écorce; jen fis une croix en les fixant avec un brin dherbe, et je plantai cette croix sur la tombe.
Nous nous éloignâmes bientôt mon père et moi; mais je me retournais à chaque pas
La croix était blanche et se voyait de loin.
La nuit suivante, je fis un songe: il me sembla que jétais dans le ciel, et voilà que japerçus, sur un petit nuage, ma caille elle-même seulement elle était toute blanche, comme cette croix. Et elle avait sur la tête une petite auréole dor, sans doute en récompense de ce quelle avait souffert pour ses enfants.
Quatre ou cinq jours après, je retournai avec mon père au même endroit. Lemplacement de la tombe me fut indiqué par la croix, qui avait un peu jauni, mais qui était restée debout. Mais le nid était vide: pas la moindre trace de petits. Mon père massura que le mâle les avait emportés ailleurs; et lorsque, quelques pas plus loin, le mâle sortit dun buisson, mon père se garda de tirer sur lui
Et moi je pensais: « Non ! papa nest pas méchant ! »
Chose singulière, à partir de ce jour ma passion pour la chasse tomba complètement, et je ne songeai même plus au fusil que mon père mavait promis. Plus tard il est vrai, quand je fus devenu grand, je me mis à chasser aussi ; mais je ne fus jamais un véritable chasseur. »
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